On nous interviewe dans… « Libération »

À l’occasion de la sortie de leurs pages spéciales Marseille, Libération a souhaité en savoir plus sur la Nouvelle Société savante de Marseillologie et sa démarche.

https://www.liberation.fr/debats/2019/03/29/nicolas-maisetti-la-marseillologie-pointe-une-singularite-qui-n-en-est-pas-une_1718212/

Nicolas Maisetti : «La marseillologie pointe une singularité qui n’en est pas une»

«Nous pensons en toute mauvaise foi que l’étude de Marseille débouche sur des connaissances universelles.» Sur son site, la Nouvelle Société savante de marseillologie (NSSM) résume ainsi son ambition scientifique. Née en 2013 du constat que cette «science» était peu rigoureuse et déjà localement très répandue aux terrasses de bistrots comme à l’université, ce collectif savant s’est constitué comme«un rassemblement (c’est-à-dire « vient qui veut ») de « marseillologues »»,professionnels de la recherche ou amateurs, qui pourfend les idées reçues en considérant la ville comme n’importe quel autre terrain d’investigation scientifique ou journalistique. Nicolas Maisetti, docteur en science politique et chercheur contractuel au Laboratoire techniques, territoires et sociétés (LATTS), en est l’un des fondateurs, avec Camille Floderer, chercheuse contractuelle au Cherpa (Sciences-Po Aix) et Fabien Pécot, docteur en management et enseignant en marketing à l’université de York (Angleterre). Si aujourd’hui, comme d’autres membres du groupe de départ, il ne réside pas à Marseille, il porte toujours sur la ville un regard exigeant.

Qu’est-ce que la «marseillologie» ?

Le politiste Gilles Pinson emploie pour la première fois ce terme dans une recension critique du fameux livre de Michel Peraldi et Michel Samson, Gouverner Marseille (la Découverte, 2005) – un livre très lu localement. Il reproche aux auteurs de verser dans l’explication particulariste de phénomènes observés à Marseille sans jamais recourir à la comparaison avec d’autres situations locales. Selon Pinson, ce biais sociologique amène Samson et Peraldi à exceptionnaliser, voire à exotiser, des caractéristiques sociales, économiques et politiques de Marseille qu’on retrouve pourtant dans d’autres villes françaises et européennes. Il en est ainsi du «système Defferre», lequel qualifie une alliance locale entre le centre droit, le centre gauche et les milieux patronaux, présenté comme un fait spécifique à Marseille. Or il s’avère que ce modèle de coalition politique est loin d’être typiquement marseillais. On le retrouve dans des grandes villes en France et en Europe à la même période. Pour Pinson, c’est un biais de la marseillologie, un problème scientifique : le parti pris des deux auteurs empêche de voir ce qu’il peut se passer à Marseille de manière ordinaire.Paradoxalement, ça empêche de saisir ce que seraient les spécificités du territoire marseillais. Et dans mes travaux, notamment sur les politiques internationales de Marseille (1), je me suis efforcé de suivre cette consigne.

C’est donc une science ?

La marseillologie pointe un défaut de logique scientifique menant à la construction d’une singularité qui n’en est pas une. Avec la NSSM, nous signalons, de manière quasi militante et avec pas mal de second degré, toute interprétation culturaliste de comportements individuels. Soit l’homogénéisation de traits supposés caractéristiques d’une culture qu’on ne voit jamais ou très peu. Et qui explique du coup, de manière absurde, que les gens agissent en raison de la manière dont ils agissent : «les Marseillais parlent fort et exagèrent parce que ce sont des rebelles» – et réciproquement. Le deuxième pan de la marseillologie, telle qu’on la conçoit, c’est notre compte twitter (@Marseillologie), avec l’idée de faire un petit observatoire de la manière dont on parle de Marseille, ou plutôt dont on n’en parle pas très bien.

C’est un combat contre les clichés ?

Exceptionnaliser les faits confine à des effets de stéréotypes. Ce discours marseillologique est non seulement répandu dans certains travaux scientifiques sur Marseille mais aussi dans le discours journalistique. Dans la presse locale qui intériorise un certain nombre de stéréotypes et en joue, parfois pour des raisons commerciales – le stéréotype marseillais fait vendre, relève le journaliste Philippe Pujol. Et dans la presse nationale où la ville de Marseille est depuis très longtemps, même si ça n’a pas toujours été le cas, montrée du doigt comme quelque chose d’exotique, avec sa «mauvaise réputation». Cet usage de la marseillologie est aussi très présent chez les élus. Leurs discours sont truffés de facilités de langage sans lesquels ils seraient bien incapables de dire quelque chose. Enfin, Marseille fait l’objet d’une forme de singularité dans le vocabulaire du sens commun.

Les habitants jouent-ils un rôle spécifique dans le processus d’identification de la ville ?

C’est ce qu’a montré Annabelle Dufraigne dans un mémoire de recherche appliquée au Celsa. A partir d’études sémiologiques et d’images publiées sur Instagram, de hashtags et d’entretiens avec des influenceurs marseillais, elle montre comment les habitants participent à la co-construction de l’identité de leur propre ville à travers les réseaux sociaux. Dans un contexte d’évolution de l’image de Marseille vers une ville moderne et branchée après avoir été capitale européenne de la Culture en 2013, elle explique que certains habitants participent à la logique de différenciation territoriale de Marseille, notamment par des contenus exprimant leur attachement à la ville ou leur fierté d’être marseillais.

N’est-ce pas proprement marseillais de parler autant de sa ville ?

C’est peut-être une manière de retourner le stigmate. Et du même coup de le renforcer. Marseille, ce n’est pas seulement un endroit mais c’est aussi un individu ou plutôt «une individue». Le genre de Marseille est en discussion, un collègue marseillologue écrivait dans VMarseille (un magazine disparu) que c’était un·e trans… Plus sérieusement, il y a clairement une personnification, une anthropomorphisation de Marseille dans les médias, les productions culturelles ou le langage courant. Marseille est souvent sujet d’une phrase. Par exemple dans la série Plus belle la vie, la ville de Marseille a été construite par les scénaristes comme un personnage de fiction avec les ambiguïtés qui vont avec. C’est au départ un décor, mais un décor qui n’existe pas ! On trouve aussi cette puissance évocatrice de Marseille dans les polars de Jean-Claude Izzo, où Marseille est un protagoniste des romans davantage qu’un lieu.

Marseille est-elle une ville plus banale qu’on le pense ?

Il ne s’agit pas de nier les spécificités du territoire marseillais, mais d’ouvrir des fenêtres comparatives pour faire la part des choses entre ce qui relève proprement de celui-ci et des grandes évolutions économiques ou politiques à l’échelle nationale et internationale. Attention toutefois à ne pas tordre le bâton dans l’autre sens. Il ne faut pas tomber dans l’écueil inverse qui consiste à «démarseillologiser» un phénomène pour le coup marseillais ! Concernant le drame de la rue d’Aubagne du 5 novembre par exemple, dire qu’il n’y a pas de spécificité marseillaise à propos de l’habitat indigne et le considérer comme un problème national revient à déresponsabiliser les élus locaux, alors que l’observation comparative avec d’autres villes prouve justement que c’est un problème local. Par exemple en Seine-Saint-Denis, ça ne se passe pas comme ça. Tout est question d’équilibre entre l’identification de spécificités locales et de grandes tendances générales qui se posent à Marseille comme ailleurs. Et des formes d’appropriation de ces mêmes tendances dans chaque territoire.

Certains des mythes marseillais ne sont-ils pas le fruit de faits historiques ? Son surnom de «ville rebelle» n’a-t-il pas à voir avec sa difficile unification au royaume de France ?

Bien sûr, mais il y a plein d’autres endroits où le rattachement à la France ou à la République a suscité des réticences. Pensons à la Vendée, à la Savoie ou à la Corse pour prendre les exemples les plus évidents. Bien souvent, ces types de clichés empruntent à la construction historique et l’usage politique qui en est fait. La question qu’il faut se poser, c’est pourquoi, dans l’imaginaire collectif, Marseille fait l’objet d’une forme de singularité. Et ça, on ne peut le nier. Il faut plutôt se poser la question de l’origine de la construction de cette singularité que de se contenter du constat : «A Marseille ça ne se passe pas pareil.»

Marseille, ville cosmopolite : un cliché ?

Non, ça c’est vrai à condition de s’accorder sur une définition du cosmopolitisme. D’où vient ce terme, comment est-il utilisé et à quelles fins ? C’est à la fois un concept anthropologique et marketing. Depuis la fin des années 80 et le désengagement progressif de l’Etat, certaines villes intermédiaires se sont retrouvées en première ligne pour gérer les effets de la crise. La construction politique de la compétition internationale des territoires devient un moyen d’attirer de nouvelles ressources afin de remplacer celles qui avaient disparues avec la crise industrielle. A ce moment, les villes jouent à fond la carte de la différenciation dans un contexte d’ouverture des frontières. Dans la compétition des territoires, dire que sa ville est cosmopolite est bien souvent une manière de se vendre à l’international. Manchester et San Francisco mettent en avant leur cosmopolitisme pour des raisons d’attractivité économique. En France, avec la montée du Front national, on ne dira pas que Marseille est une «ville arabe» mais une «ville cosmopolite». Rappelons par ailleurs que la part de population étrangère à Marseille se situe légèrement au-dessus de la moyenne nationale, qui est de 7 %. Après, on peut parler de personnes issues de l’immigration, mais qu’est-ce que ça veut dire pour des habitants d’origine italienne dont la famille est arrivée à la fin du XIXe siècle ? Alors, Marseille cosmopolite ? Oui, c’est le fruit de son histoire. Mais lorsqu’on questionne le sens de l’affirmation, c’est plus compliqué.

Autre cliché, le fini-parti (2) dans la collecte des ordures à Marseille…

Le problème des déchets, c’est délicat. On peut vite tomber dans la dénonciation culturaliste du comportement des gens. Il faut savoir que le système du fini-parti, ça n’existe pas qu’à Marseille. De plus, c’est un problème qui est aussi lié à la morphologie urbaine : étroitesse des rues dans l’hyper-centre, parfois absence de cour d’immeuble… Mais c’est vrai qu’il y a un problème d’attribution de marché public. On peut lier le problème des poubelles à des politiques publiques et pas à des comportements individuels. Mais il y a là encore aussi l’imaginaire. Depuis le début du XXe siècle, Marseille est considéré comme une ville sale. Ce qui va avec une ville corrompue, une ville d’immigrés, une ville pauvre, etc. Derrière la dénonciation de la saleté d’une ville peuvent se jouer des stigmatisations beaucoup plus importantes, qui sont politiques.

Le clientélisme façonne-t-il toujours Marseille ?

On ne peut plus vraiment dire cela dans le sens où le clientélisme, au sens rigoureux du terme, est un lien interpersonnel, durable et de fidélité qui se transmet de génération en génération. Avec la raréfaction des bien clientélaires (logements sociaux, emplois publics…), un spécialiste de la question, Cesare Mattina, note un «essoufflement de la régulation clientélaire» à Marseille. Mais la condamnation récente de la députée Sylvie Andrieux a montré un renouvellement de la pratique, qui peut passer par des subventions à des associations qui financent en retour des activités politiques. Mais est-ce à strictement parler du clientélisme ? Car ce sont de structures collectives dont on parle. Comment s’assurer que le collectif suive la consigne de vote ? Là aussi, il ne faut pas oublier de «désexotiser» Marseille, en rappelant que la mobilisation de fonds publics pour légitimer des politiques voire alimenter des allégeances politiques, ça n’est pas le propre du système politique marseillais.

Les municipales approchent. Martine Vassal, présidente de la métropole, a réuni autour d’elle 300 experts il y a quelques semaines. Elle vous a contacté ?

Non. Avant les élections, ce genre de démonstration, c’est assez fréquent pour montrer qu’un projet sérieux existe. Sauf qu’à Marseille, comme ailleurs, ce n’est pas forcément avec un projet conséquent qu’on gagne la mairie… Avec les réformes territoriales successives, de nombreuses compétences ont été transférées aux régions et surtout aux métropoles. Les villes ont été les grandes perdantes de la dernière décennie de décentralisation. Il reste au maire, et ce n’est pas vraiment une compétence mais une faculté, celle de raconter le territoire. L’enjeu va être là, mais ce n’est pas que du marketing ou de la communication, c’est aussi un récit politique territorial, des énoncés qui donnent de la cohérence à une histoire et permettent de projeter des intérêts. Sur ce point, il n’est pas sûr que Marseille ait intérêt à se banaliser. Et concernant l’expertise, n’oublions pas qu’avec la métropole, nous sommes 1,8 million de marseillologues.

(1) Marseille, ville du monde, éditions Karthala, 2017

(2) Cette pratique, désormais jugée illégale, permettait aux éboueurs de partir dès leur tournée terminée.

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