La Nouvelle société savante de Marseillologie a le plaisir d’héberger sur son site et de diffuser les résultats d’un travail de recherche. Ici, le résumé d’un mémoire de fin d’études réalisé en master à Sciences Po. Aix par Louise Laroque. Elle propose une exploration dans un monde social et professionnel à la fois connu (l’entrerprise dans son versant micro-entrepreneurial) et moins connu (le marché de la mode et du « créatif ») à Marseille, bien sûr.
Ce mémoire intitulé La création et le développement de micro-entreprises dans le secteur de la mode et du design en évolution depuis 2013 puise son origine dans la réflexion autour d’un phénomène médiatique local. Depuis ces cinq dernières années, la presse locale marseillaise et la presse de mode font état de l’émergence de nombreuses marques à Marseille et ses alentours, la ville étant alors parfois qualifiée par la presse locale de « nouvelle capitale de la mode » (La Provence, 6 mars 2017). Ces titres font largement écho au succès récent d’une poignée de créateurs issus de la région marseillaise, il s’agit notamment du jeune créateur de haute-couture mondialement connu Simon-Porte Jacquemus, qui revendique ses origines provençales dans ses créations. Parallèlement, on note aujourd’hui un nombre croissant de créations de micro-entreprises au niveau non seulement français mais également européen. Sur la base de ces premières observations, l’objectif de la recherche a été d’étudier les caractéristiques spécifiques du secteur de la mode et du design à Marseille et de ses acteurs, et les conditions dans lesquelles il s’est structuré. L’hypothèse étant que ce secteur se trouve à la croisée des secteurs artistique et économique. Ainsi, face à l’existence d’un paradoxe entre l’éclatement des acteurs, leurs relations parfois antagonistes et pourtant la cohérence d’un secteur en émergence, quels sont les facteurs qui constituent le socle de la mode et du design à Marseille ? La visée de ce travail de recherche a été finalement d’expliquer et de comprendre la structuration du secteur de la mode et du design à Marseille, et de dresser un panorama des piliers qui le font exister comme un ensemble cohérent repérable par les médias. La littérature sur ce sujet précis se limite à des articles de presse, certes nombreux mais qui ne font que décrire le phénomène, dans des magazines locaux et de mode comme La Provence, Marie-Claire ou encore Femina Provence. Il existe cependant d’abondants travaux sur les concentrations géographiques de compagnies interconnectées, d’un même secteur, ce que Michael Porter appelle les « clusters » ; mais ces travaux n’ont volontairement pas été utilisés dans le cadre de ce mémoire car ils ne prennent pas en compte la spécificité de l’émergence d’un secteur qui est largement créatif et culturel. La stratégie utilisée a donc été une étude empirique, rencontrant différents acteurs du secteur : majoritairement des entrepreneurs créatifs qui ont créé leur marque de vêtements ou de bijoux, puis des représentants d’acteurs institutionnels du secteur avec le président de la Maison Mode Méditerranée (MMM) et la fondatrice du mouvement Anti_Fashion, ainsi que des professionnels du milieu entrepreneurial avec une accompagnatrice en couveuse d’entreprises. Des ouvrages ont cependant été utilisés sur des thèmes précis se croisant autour de ce sujet de recherche : concernant l’obtention du label de Capitale de la Culture Européenne par la ville de Marseille, l’ouvrage Opération culturelle et pouvoirs urbains ; Instrumentalisation économique de la culture et luttes autour de Marseille-Provence Capitale européenne de la culture 2013 (2014) de Nicolas Maisetti a été largement utilisé. Sur la réflexion autour de l’impact de la représentation idéalisée de l’entrepreneuriat, l’ouvrage Moi, petite entreprise (2017) de Sarah Abdelnour a été mobilisé. Enfin, ce mémoire ayant pour principal outil la sociologie, les travaux de Pierre Bourdieu ont servi lors des entretiens et de la réflexion autour des choix économiques des acteurs du secteur : Le couturier et sa griffe, contribution à la théorie de la magie (1975) co-écrit avec Yvette Delsaut ou encore Les structures sociales de l’économie (2000) centrée sur les comportements des agents économiques.
La première interrogation qui a été soulevée lors des recherches a porté sur l’aspect artistique et culturel du secteur de la mode et du design à Marseille : existe-t-il, ainsi, un lien de corrélation entre l’obtention du label de Capitale de la Culture Européenne en 2013 par Marseille-Provence et l’émergence de ce secteur, considéré comme un « satellite » du secteur culturel dans sa définition la plus large, autrement dit un sous-secteur qui peut se rattacher au secteur culturel plus largement. Cependant, la multiplication des recherches et des entretiens avec des entrepreneurs créatifs a mis en lumière de nombreux éléments à prendre en compte dans l’émergence de ce secteur : une représentation idéale de l’entrepreneuriat véhiculée au niveau national voire européen, la défense d’intérêts d’acteurs divers à l’échelle locale, qu’ils soient économiques, politiques ou culturels. Il s’agit donc d’abord à travers ces questions de mettre en évidence la superposition des contextes étant à l’origine du secteur de la mode et du design à Marseille : un contexte local particulier composé de différents acteurs avec des intérêts parfois divergents, et un paradigme global en Europe venant des Etats-Unis qui encourage largement l’initiative entrepreneuriale.
Le second axe de réflexion de ce mémoire de recherche se concentre sur les entrepreneurs créatifs ainsi que les conditions de création de leurs entreprises dans le milieu de la mode et du design à Marseille. Pour ce faire, les questions biographiques ont été centrales dans les entretiens afin de dresser une prosopographie de ces entrepreneur créatifs : les études effectuées, la ou les professions antérieures, le contexte familial, le contexte financier, mais également les interactions avec les acteurs dominants de ce secteur en émergence, notamment la MMM. Les informations relatives à ces différents sujets ont été analysés par le prisme des différents « capitaux » évoqués par Bourdieu afin de mettre en lumière les conditions favorisant la création d’entreprises dans le domaine de la mode et du design à Marseille. L’objectif a été ici d’identifier les caractéristiques communes des entrepreneurs créatifs rencontrés, et deux profils différents ont émergé : un profil axé sur la création artistique et un profil axé sur la figure entrepreneuriale, qui fait généralement état d’une reconversion professionnelle et de la remobilisation de compétences dans un nouveau secteur.
Au-delà de l’étude des profils d’entrepreneurs créatifs, les acteurs structurant ce secteur en émergence et leurs relations ont été étudiés : il s’agit majoritairement de la MMM, étant le principal acteur de consécration et de légitimation du secteur ; et de l’existence du mouvement Anti_Fashion qui n’est pas sans effet sur la formation et le travail de certains créateurs, en promouvant un système de production et de consommation de la mode alternatif centré sur l’éco-responsabilité. Nous tentons de mettre en avant, sur le modèle de ce qu’évoquent Nicolas Maisetti dans son travail à propos de la candidature marseillaise au label européen ou encore Elsa Vivant, que l’institutionnalisation d’un secteur par des acteurs dominants, ici la MMM, peut mener à des contestations de la part d’autres acteurs du même secteur en émergence. Anti_Fashion et les entrepreneurs créatifs engagés ne contestent pas le travail de la MMM mais proposent une vision alternative du secteur, qui participe à sa structuration en créant une grande diversité des profils des entrepreneurs créatifs marseillais.
Enfin, après avoir dressé les contextes permettant la création d’entreprises dans la mode et le design à Marseille ainsi que les acteurs participant à ce phénomène, ce mémoire se concentre autour des éléments qui rassemblent les acteurs du secteur de la mode et du design à Marseille et qui font sa cohérence. En effet, face à la multitude de profils des entrepreneurs créatifs et des acteurs participant à l’effervescence de ce secteur, sa cohérence en tant que champ unifié s’observe à travers des lieux de socialisation où les acteurs se rencontrent. Ces lieux de socialisation sont composés de trois types d’évènements différents :
- les évènements organisés par la MMM et Anti_Fashion,
- les boutiques éphémères,
- les salons de créateurs ou de professionnels locaux.
L’importance de success stories de créateurs marseillais est également soulevée dans la construction du secteur : ils inspirent les entrepreneurs créatifs qui se sont lancés ces dernières années et font office de modèles. Enfin, un troisième élément de cohérence du secteur réside dans la place de Marseille dans la production de mode et de design et de la volonté de l’ériger en une capitale de la mode au niveau du bassin méditerranéen.
Finalement, le secteur de la mode et du design est en effervescence à Marseille, ce qui amène à une multiplication de micro-entreprises spécialisées dans ce domaine. Ce mémoire permet de mieux comprendre ce qu’il se joue dans le secteur de la mode à Marseille. Il décrit l’imbrication de phénomènes issus de différentes échelles : un phénomène d’attractivité de l’entrepreneuriat issu d’une échelle globale, un phénomène de développement créatif à Marseille, ainsi qu’un phénomène d’hétérogénéité des acteurs à l’échelle locale. En effet, les intérêts autour d’une mise en avant d’un nouveau secteur économique sont issus d’intérêts divergents d’acteurs différents : les acteurs culturels défendent avant tout la création, tandis que les acteurs économiques défendent l’attractivité économique du territoire marseillais dont principalement le tourisme. Enfin, les acteurs politiques, quant à eux, défendent des objectifs fortement liés à la politique urbaine de la ville, et notamment un objectif de gentrification évoqué dans ce mémoire qui consiste aussi à la construction de nouveaux quartiers, on peut penser à celui des Docks qui abrite justement la Maison Mode Méditerranée. Ces divergences peuvent apparaître comme des freins à la construction pleine et entière d’un nouveau secteur artistique et économique, notamment si on évoque aussi le machisme prégnant dans le milieu politique marseillais, et qui ne prend de ce fait pas réellement au sérieux l’évolution du milieu de la mode. Enfin, il est apparu que le contexte propice à la création à Marseille était dû indirectement au label de Capitale de la Culture Européenne dans le sens que ce label a induit des changements dans la ville, dont notamment une amélioration de sa propreté ou une volonté commune d’améliorer la réputation de la ville. Ces éléments ont été relevés à plusieurs reprises lors des entretiens avec les entrepreneurs créatifs, qui finalement ont trouvé un cadre proprice pour installer leur nouvelle activité professionnelle créative.